Trente-quatre ans aujourd'hui
Et pas un jour ne se passe sans qu'elle n'y pense. Sans qu'elle n'en souffre. Le plus souvent quand elle se couche, parce qu'elle craint d'en rêver la nuit.
Parfois quand elle se lève, et lorsque cela arrive elle sait que la journée sera longue.
Elle ne l'a pas croisé depuis des années, mais elle évite depuis longtemps le quartier où il habite. Sa mère, qui n'a pas compris ce revirement à l'égard de cet homme si poli, ne l'a jamais questionnée à ce sujet mais lui donne régulièrement de ses nouvelles.
Il l'a manipulée, tout est de sa faute, elle le sait bien. Il l'a tellement manipulée que c'est pour cette raison précise qu'elle lui en veut, plus que pour tout le reste.
Elle lui en veut parce qu'il l'a fait infiniment souffrir. Elle se répète que ce qu'il a fait, c'est mal. Elle a compris récemment que jamais elle n'a réussi à se persuader qu'il agissait à l'encontre de la normalité, et dieu sait pourtant à quel point elle hait ce terme. Elle s'en veut. Peut-être est-ce là le début de la guérison, se dit-elle en grattant les croûtes de son âme infectée.
Mais dans le fond, elle s'en veut surtout de ne pas être cette autre qu'il a épousée. L'autre qui l'a pourtant vécu aussi, elle en est quasiment sûre, elles avaient le même âge, elle lui voyait dans les yeux cette lumière noire qu'elle savait aussi éteinte dans les siens. Elles n'en ont pourtant jamais parlé.
Elle n'en a jamais parlé.
Elle voudrait elle aussi être lâche au point de s'autoriser à l'aimer, celui qui lui a tout pris, tout volé, tout violé, son adolescence, son innocence. Sa virginité. Sa vie.
Elle n'en parlera jamais.