Charles
Il est un Intellectuel, une grosse tête, comme on dit. Physicien de renom, il a, paraît-il, frôlé le prix Nobel. Il vit aujourd'hui avec sa femme une retraite paisible dont il s'extrait à l'occasion pour des interventions dans des colloques sérieux. Ses plaisirs sont sommaires : une bibliothèque immense, sa terrasse au soleil, quelques virées "musée".
Charles me connait depuis que je suis toute gamine. Déjà à cette époque, il m'effrayait. Et même quand on jouait à l'Ogre pour de rire il me faisait un peu peur pour de vrai. A table je n'osais rien refuser, moi pourtant si difficile, tant il m'impressionnait.
Adolescente, il m'a suivie de loin. Sans rien dire - on aurait pu prendre ça pour du désintérêt - mais m'observant toujours silencieusement.
Quand son meilleur ami est mort, je lui ai offert un bouquet de violettes. Ses fleurs préférées. A y repenser, c'est sans doute ce qui l'a le plus touché.
Il est sorti de sa réserve quand j'avais dix-huit ans, pour m'encourager. Il disait que je pouvais faire mieux, il voulait faire de moi Quelqu'un. Il m'a fortement poussée à passer des concours, il avait dit qu'il m'aiderait, et l'a effectivement fait.
Il a toujours vu haut, eu de l'ambition pour moi, sans mépriser mes doutes. Il a su me
donner confiance. Il m'encourage à écrire - mais sait-il
seulement comment j'écris ? Comme je l'admire terriblement, souvent je crains qu'un
jour il ne réalise qu'en fin de compte je fais surtout très bien
semblant.
Que je ne suis qu'un vulgaire imposteur...
Lui est brillantissime. Simplement.
Tout à l'heure j'irai lui présenter pour la première fois l'amour de ma vie. Venez à deux, m'a-t-il dit, je serai heureux de Le rencontrer. Alors bien sûr j'ai un peu la trouille parce que je sais que ses attentes sont à la hauteur de celles qu'il nourrit pour ses propres filles alors que somme toute, mon père à moi s'en fiche un peu de tout ça. Je sais aussi que tout se passera bien. Parce que mon homme, je l'aime et je l'admire également.
Tout à l'heure nous irons manger chez Charles et je mangerai de tout. Avant de passer à table, quand il m'invitera à m'asseoir dans le fauteuil des invités où je m'assois toujours, je penserai tout bas sans lui dire que décidément, je l'aime terriblement. Du vouvoiement respectueux dont je l'affuble depuis plus de vingt ans, je le remercierai encore, et cette fois, à mon tour, silencieusement.